Début octobre 2020, le gouvernement a rendu publique, lors de la publication du Projet de Loi de Finances (PLF) 2021, l’évaluation environnementale de celui-ci [i]. Bien que d’autres pays se soient également engagés dans cette voie, le rapport français constitue un exercice unique en son genre (du fait de l’inclusion, du moins en partie, des dépenses défavorables, de l’évaluation multi-dimensionnelle, etc.). Ce travail s’inscrit dans une démarche plus générale d’évaluation du budget de l’Etat, débutée en 2019 en France par l’Inspection Générale des Finances (IGF) et le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) [ii], et de manière indépendante par L’Institut de l’économie pour le climat (I4CE) [iii]. Cette évaluation a désormais vocation à être menée chaque année, dans l’objectif d’apporter des éléments de discussion lors du vote du budget annuel, qui pourraient découler sur des actions concrètes de la part du gouvernement, afin de réduire la part défavorable du budget. Cet engagement répond ainsi à une demande de transparence de la part des citoyens, et de cohérence avec les objectifs climatiques fixés, entre autres, par la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC).
Plusieurs villes et métropoles françaises ont manifesté leur intérêt pour ce travail d’évaluation budgétaire, en élaborant une méthodologie adaptée aux communes et Établissement public de coopération intercommunale (EPCI). En effet, les différentes approches nationales ayant été développées jusqu’ici ne sont en l’état pas adaptées à l’évaluation des budgets des collectivités ; les catégories de dépenses prises en compte dans ces dernières ne correspondent pas à celles des budgets locaux. Un travail de collaboration entre plusieurs villes et métropoles a donc été débuté, avec l’appui d’I4CE, expert en la matière, afin de développer une méthodologie de budgétisation [iv] homogène pour les collectivités, qui puisse être largement partagée.
Afin de mieux comprendre cette nouvelle méthodologie, et de décrypter les enjeux de l’évaluation climat du budget des collectivités, I Care & Consult a échangé avec Morgane Nicol et Marion Fetet, expertes des territoires et des questions de « budgets verts » chez I4CE.
Morgane et Marion d’I4CE, en bref :
Morgane Nicol est directrice du programme Territoires au sein d’I4CE, et assure le développement, le suivi et la diffusion des activités de l’Institut à destination des acteurs territoriaux, et en particulier des collectivités locales. Avant de rejoindre I4CE, Morgane a travaillé comme cheffe de projet Energie-Climat à l’Agence Française du Développement (AFD) d’Istanbul puis comme chargée d’affaires chez Proparco. Elle a ensuite travaillé pour Carbone 4, cabinet de conseil spécialisé dans la stratégie carbone, comme consultante senior puis manager.
Marion Fetet, chargée de recherche au sein du programme Territoires d’I4CE qu’elle a rejoint pour travailler sur les « budgets verts ». Titulaire d’un double diplôme en Management des Politiques Publiques, Marion s’est spécialisée sur les questions énergétiques et climatiques. Après avoir participé à rendre durable les chaînes de valeur des entreprises volontaires au sein du WWF France, elle a notamment travaillé en financement de projets pour des fermes solaires en Afrique du Sud.
1. Pouvez-vous résumer les objectifs principaux d’une évaluation climat d’un budget public ?
La construction puis le vote d’un budget constituent des étapes clés, puisqu’elles garantissent la mise en œuvre concrète des politiques publiques. Réaliser une évaluation climat d’un budget permet d’identifier et de classer l’impact des dépenses sur le climat (si elles sont favorables, défavorables ou neutres), afin de pouvoir les réorienter à l’avenir si nécessaire. Il s’agit également de faire apparaître les enjeux climat dans tous les services et actions d’une collectivité, soulignant le caractère transversal de ces problématiques. Il s’agit donc là d’un exercice différent d’une analyse budgétaire d’un Plan Climat d’une collectivité, qui s’attacherait seulement à chiffrer les actions directement incluses dans un plan donné.
2. Pourquoi avez-vous développé une méthodologie d’évaluation climat spécifique au budget des collectivités ? Quels sont les retours d’expérience des collectivités pilotes, en matière de faisabilité de mise en œuvre de la méthode ?
Les compétences de l’Etat ne sont pas identiques à celles des collectivités, ce qui explique qu’une méthodologie particulière se doive d’être employée. I4CE propose d’annexer au débat d’orientation budgétaire le rapport d’évaluation et d’en présenter les résultats par commission (transports, habitat, etc.), ce qui permettra à ces dernières de voter les dépenses les concernant.
S’agissant du retour d’expérience des collectivités pilotes, une première prérogative concerne l’implication, a minima, dans l’exercice d’évaluation, de la direction des finances et de la direction environnement, afin de faciliter le partage d’informations. D’autres directions de la collectivité doivent être ponctuellement mobilisées pour approfondir certains postes de dépenses. Par ailleurs, un portage politique et administratif fort est également crucial, afin d’impulser la dynamique en interne et ainsi garantir le lien avec les différents services de la collectivité de manière transversale.
La méthodologie est adaptée à tout type de collectivités, d’une métropole à une commune de petite taille. La réalisation d’une telle évaluation nécessite par ailleurs des ressources et du temps en interne : selon les premiers retours des collectivités « test », une première évaluation indicative peut être réalisée en quelques jours d’intégration de la méthodologie et de travail impliquant quelques personnes clés, notamment au sein du département Finance.
3. Plus particulièrement, y-a-il eu des problèmes de compréhension de la méthodologie pour les villes et métropoles, et des résultats pour les élu.es ?
Selon les premiers retours des collectivités pilotes, ces dernières n’ont pas rencontré de problème de lisibilité. Les élu.es, lors de la conférence de presse de présentation de la méthodologie du 23 Novembre 2020 [v], ont décrit l’initiative comme un exercice utile de sensibilisation, permettant d’amener des questions pertinentes, en particulier concernant des projets nouveaux que la collectivité serait amenée à voter.
4. Quel lien existe-t-il entre l’évaluation climat du budget et le Plan Climat Air Energie Territorial (PCAET) d’une collectivité ? Peut-on envisager un alignement des budgets des collectivités avec les objectifs de la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC), grâce à la construction de trajectoires de décarbonation des budgets ?
Il n’existe pas nécessairement de lien direct entre l’évaluation climat du budget d’une collectivité, et le Plan Climat. On peut ici rappeler les conclusions d’un travail [vi] mené par l’Assemblée des Communautés de France (AdCF) en 2019, qui identifiait différents types de PCAET : des plans limités à des actions d’études ou de coordination (avec un budget de l’ordre de 1,5€/hab./an), des plans incluant des actions matérielles sur le patrimoine et les services (avec un budget de l’ordre de 10 €/hab./an) et, enfin, des « plans programmatiques », comprenant des actions matérielles significatives touchant les compétences d’intervention fortes d’une collectivité (transports, aménagement habitat, avec un budget de l’ordre de 200€/hab./an). Ainsi, l’ambition d’un PCAET, et sa traduction dans la programmation budgétaire de la collectivité, peuvent être très variable d’une collectivité à l’autre.
D’un autre côté, la conduite d’une évaluation climat du budget de la collectivité peut permettre aux services concernés (en particulier le service environnement, généralement en charge de l’élaboration du PCAET) de déterminer quelles actions planifiées dans le PCAET ont finalement été prises en compte dans la programmation budgétaire.
L’évaluation des budgets ligne à ligne est directement liée aux objectifs de la SNBC : une dépense jugée très favorable suivant la méthodologie proposée peut être jugée comme compatible avec la SNBC. En revanche, si l’on prend le budget de la collectivité dans son ensemble, il n’est aujourd’hui pas possible de voir s’il est aligné avec la SNBC, encore moins avec une trajectoire 2°C. En effet, il faudrait pour cela définir une cible de décarbonation, afin de décliner la SNBC à tous les territoires, ce qui peut s’avérer complexe.
Une autre limite de l’outil budgétaire réside dans le fait qu’il ne permet pas de visualiser les dépenses liées à un des leviers clés de la SNBC, qu’est la sobriété. Par exemple, la réduction de la consommation d’électricité, levier majeur de décarbonation, n’apparaîtra pas dans l’évaluation climat du budget. Il est donc également important pour les collectivités de suivre leur budget annuellement afin de comparer l’évolution des dépenses. Il s’agit là d’un sujet sur la table, mais l’objectif reste très ambitieux !
5. Les critères utilisés dans l’évaluation sont-ils alignés avec ceux de la Taxonomie Européenne ?
Les critères ont effectivement été construits en s’appuyant sur les travaux de la Taxonomie Européenne [vii] (plus particulièrement, les volets « atténuation » et « adaptation »), pour définir des seuils à atteindre pour certains investissements (par exemple, un investissement dans un véhicule est considéré très favorable si celui-ci présente une performance de 50 gCO2 / km ou inférieur). I4CE s’est également inspiré du référentiel Cit’Ergie [viii] (dont une nouvelle version sera publiée courant 2021, incluant un volet renforcé sur l’évaluation du budget), ou encore de la méthodologie de IGF/CGEDD.
6. L’exercice d’évaluation environnementale du Projet de Loi de Finances (PLF) 2021 [ix], bien qu’inédit, n’a en réalité analysé que 10% des dépenses, les 90% restantes n’étant pas suffisamment documentées, ou ayant été jugées non pertinentes. Dans les évaluations réalisées par les collectivités pilotes, quel constat faites-vous en termes de pourcentage de lignes « caractérisables » ? Comment anticiper une « frustration » éventuelle sur une capacité d’évaluation restreinte du budget au regard des enjeux climat ?
Le premier exercice réalisé avec les collectivités pilotes a résulté en moyenne basse en un taux de couverture des dépenses de 50%, le reste ayant été classé en « indéfini ». En effet, ce chiffre plus élevé que pour le budget de l’Etat s’explique par le fait que les collectivités présentent beaucoup plus de compétences en lien avec le climat. Deux cas de figure peuvent expliquer un classement en « indéfini » d’une dépense donnée : d’une part le manque d’informations nécessaires à évaluer cette dernière (par exemple, une dépense liée à la rénovation d’une piste cyclable a probablement un impact favorable sur le climat, mais l’évaluation ne peut être réalisée sans détails complémentaires sur le nombre de kilomètres rénovés). Une remontée d’informations supplémentaires est donc nécessaire pour évaluer cette dépense, et dans ce cas la part d’indéfini pourra baisser d’exercice en exercice.
D’autre part, certaines dépenses peuvent avoir un impact ambigu sur le climat, et donc difficilement classable, comme par exemple, les dépenses liées aux salaires du personnel de la collectivité. Dans ce cas, des choix politiques doivent alors être faits en amont afin de caractériser ces dépenses.
7. Certaines collectivités pilotes ont-elles prévu de faire évoluer leur budget suite à l’évaluation ? Quelles sont les prochaines étapes enclenchées ? Espérerez-vous une massification de ce travail d’évaluation en 2021 ?
I4CE a reçu plusieurs sollicitations récemment ; la dynamique d’évaluation à grande échelle semble prendre, en effet. L’idéal consisterait en l’intégration de ce processus d’évaluation au sein de la construction budgétaire, afin que les collectivités s’emparent de la méthodologie. Une forte appropriation en interne de cette méthodologie par les services concernés semble indispensable pour garantir une pérennité de la démarche.
La question de l’évolution du budget des collectivités suite à une évaluation climat reste ouverte. A ce jour, I4CE ne dispose pas encore d’assez de recul pour savoir si l’exercice est « installé » au sein des collectivités pilotes, pouvant mener à de réels changements en profondeur. Cela prendra encore probablement plusieurs années.
8. Serait-il envisageable d’inclure d’autres critères à cette méthodologie, permettant de passer d’une évaluation « climat » à une évaluation « environnementale » du budget d’une collectivité ? Par exemple, des critères sur d’autres enjeux environnementaux, tels que la biodiversité, la pollution des milieux, la gestion des ressources naturelles, pour reprendre les objectifs de la Taxonomie Européenne ?
I4CE a prévu d’intégrer à la méthodologie un volet « biodiversité » grâce à l’appui d’experts en la matière et qui devrait normalement sortir l’année prochaine. De manière plus générale, I4CE encourage les experts qui souhaiteraient enrichir la méthodologie actuelle à s’appuyer sur le cadre d’évaluation défini, qui permet tout à fait d’envisager des enrichissements thématiques à l’avenir. C’est d’ailleurs une demande forte de la part des collectivités qui ne peuvent limiter leur champ d’évaluation aux seuls objectifs climat.
9. Existe-t-il un intérêt de réaliser un exercice similaire pour les conseils régionaux, ou les conseils départementaux ?
Cela pourrait être intéressant, et ne nécessiterait pas nécessairement beaucoup de travail supplémentaire pour adapter la méthode. Ces sujets sont en cours de discussion avec différents partenaires potentiels.
Par Gala Sipos et Léo Genin.